- AVANT-GARDE (histoire de l’art)
- AVANT-GARDE (histoire de l’art)La notion d’avant-garde est beaucoup plus un enjeu d’affrontements en matière de goûts esthétiques qu’un instrument scientifique d’investigation ou de description des œuvres artistiques: autour d’elle tendent à se cristalliser les engouements et les exécrations, les ricanements et les admirations, dans la dispute toujours renouvelée du snobisme et du béotisme.Pour échapper à ce jeu d’anathèmes, qui en apprend toujours plus sur les joueurs que sur les enjeux, il semble nécessaire de procéder en tout premier lieu à une mise en perspective historique de la notion même d’avant-garde: d’autant plus qu’elle est soumise à une historicité qui interdit d’en donner une définition substantialiste (sous la forme, par exemple, d’une «police des frontières» artistique visant à déterminer a priori ce qui aurait ou n’aurait pas accès à un tel titre), ou de l’appliquer rétrospectivement à des moments de l’histoire de l’art où elle n’avait pas cours – comme lorsqu’on qualifie d’«avant-garde» des innovations formelles datant, par exemple, du Moyen Âge ou de la Renaissance.Car à strictement parler le terme d’avant-garde est anachronique, et n’a donc pas de sens, dès lors qu’on l’applique à des périodes antérieures à son utilisation effective dans le domaine artistique: voilà qui en réduit considérablement le champ, puisque ce ne fut pas avant les années 1820 que l’on parla, en France, d’«avant-garde artistique» – le terme ayant auparavant une acception exclusivement militaire. Encore le contexte était-il non pas artistique, mais politique, puisque c’étaient les saint-simoniens qui parlaient ainsi; en outre, ce n’était pas – comme on tendrait à le comprendre aujourd’hui – telle ou telle tendance de l’art dont ils faisaient ainsi l’éloge, mais l’art en général, en tant qu’art, désormais enrôlé lui aussi dans cette nouvelle idéologie du progrès.C’est donc dans un sens essentiellement politique que le terme d’avant-garde fut élargi, dans la première moitié du XIXe siècle. Et c’est encore, semblet-il, un reflet de cette connotation politique, qu’il faut voir dans l’usage qu’en fit Baudelaire en 1850 – «littérateurs d’avant-garde» désignant vraisemblablement sous sa plume des agitateurs politiques plutôt que des révolutionnaires de l’art. Enfin, c’est juste après l’utilisation intensive qui fut faite de ce terme, au tournant du siècle, dans le domaine politique, qu’on assista à son application systématique à certains courants artistiques antérieurs à la Première Guerre mondiale. Le passage du singulier au pluriel («les» avant-gardes) fut d’ailleurs symptomatique de cette décomposition de la notion d’avant-garde – dès lors partie intégrante du vocabulaire de la critique d’art, et même de l’histoire de l’art – en «mouvements» successifs, voire contemporains les uns des autres: qu’il s’agisse du fauvisme, du cubisme ou du futurisme, du dadaïsme ou du surréalisme, etc.Force est de remarquer du même coup que la notion d’avant-garde, conçue comme scission novatrice à l’intérieur du champ artistique, n’a pu apparaître et conquérir son droit de cité qu’à deux conditions: d’une part, qu’il existe des «mouvements» en art, autrement dit des regroupements par affinités esthétiques, distincts les uns des autres et susceptibles de coexister à l’intérieur d’un même champ de production ou, si l’on préfère, d’un même espace de concurrence; d’autre part, que la notion de novation ou d’innovation soit valorisée, autrement dit soit considérée, par les producteurs et par leurs juges, comme une qualité susceptible de renchérir la valeur des œuvres et d’asseoir la position de leurs auteurs – et, occasionnellement, celle de leurs clients.Or aucune de ces deux conditions n’allait de soi tant que domina le système académique – du milieu du XVIIe à la seconde moitié du XIXe – et moins encore auparavant, du temps des corporations: alors on privilégiait avant tout la reproduction des modèles, et non l’innovation, le consensus sur la transmission et l’illustration de valeurs communes, et non la recherche de la singularisation. Il fallut donc attendre l’implosion du modèle académique, survenue par à-coups dans le courant du XIXe siècle, de génération en génération (le romantisme des années 1820-1830, le réalisme des années 1840-1850, l’impressionnisme des années 1860-1870, le symbolisme des années 1880-1890, et jusqu’à l’éclatement survenu avant guerre) pour voir émerger des «mouvements», revendiquant la recherche d’une expression nouvelle plutôt que la fidélité, plus ou moins subtilement réinterprétée, aux canons du passé. Au lieu de la simple concurrence interindividuelle qui régnait jusqu’alors, se déclara au sein même de l’art une guerre intestine entre groupes revendiquant chacun un nouvel étendard – d’où l’apparition, la généralisation et la domination progressive de ce terme d’avant-garde, directement importé du domaine polémologique, puis politique.Constantes structurellesSi la logique de l’avant-garde est bien une logique de la rupture et du renouvellement, on conçoit dès lors à quel point il est absurde de chercher à lui assigner un contenu, une définition autre que purement structurelle. Car l’avant-garde est une structure plutôt qu’un objet, une disposition avant d’être une position: c’est une forme du travail de création, dont le contenu change forcément selon la situation historique. La volonté de rupture y prend l’aspect que lui permet l’état des codes en vigueur, jouant sur le «fond» (pour prendre cette fois-ci comme exemple le cas du spectacle vivant, le théâtre «engagé» contre le «boulevard»), tantôt sur la «forme» (et ce fut un moment le dépouillement de la diction, du décor, des costumes, contre les codes imposés par la tradition), tantôt encore sur l’équilibre de l’un et de l’autre, du «message» et du «style» (et on pense ici au théâtre de la sensation et du jeu sur l’espace et le temps, contre le théâtre de la parole et du jeu sur la signification: physique contre métaphysique). Mais, toujours, demeure cette volonté de transgresser les codes et, avec eux, les tabous: tabous éthiques (l’irruption du gros mot ou de la nudité sur scène), tabous esthétiques (acteurs tournant le dos aux spectateurs).Tout au plus peut-on reconnaître, d’une avant-garde à l’autre, des constantes structurelles. L’une d’elles est la contrainte du dépassement permanent de ce qui existe – et donc de l’avant-garde elle-même dès lors qu’elle a trouvé à s’affirmer – sous peine de péremption accélérée: tout mouvement d’avant-garde, aussi radical soit-il (et d’autant plus même qu’il est plus radical), est fondamentalement dans l’impossibilité de durer, sous peine de se désavouer lui-même dans sa fonction anticipatrice – tout comme la mode, dont il reproduit d’ailleurs la même logique de distinction. On comprend ainsi que l’avant-garde, à qui le vieillissement est interdit (sauf à titre de document historique), soit constitutivement attachée à la jeunesse, dont elle est pour ainsi dire l’homologue sur le plan artistique, si l’on entend par «jeunesse» la nécessaire distinction d’avec les aînés, plutôt que leur imitation: avec cette triple et contradictoire affirmation (dont l’œuvre et la vie de Duchamp sont, plus que toute autre, l’illustration frappante) du respect impuissant face au travail des aînés (je suis trop jeune pour m’y égaler), de l’arrogance (moi aussi, je peux en faire autant), et du dédain (mais je fais autre chose): «argument du chaudron» cher à Freud, qui signe typiquement une attitude avant-gardiste, préoccupée de mériter, de conquérir puis d’abandonner l’héritage pour un nouveau territoire dont hériteront, à leur tour, d’autres héritiers malheureux, dans un défi perpétuellement renouvelé à ce qui les constitue – défi dans lequel le sociologue Norbert Elias voit l’essence même de l’attitude romantique.Une autre constante structurelle de l’avant-garde réside dans la qualité de ses destinataires: il s’agit avant tout, comme l’a souligné Pierre Bourdieu, d’une «production pour producteurs», d’un geste à l’intention des pairs, des initiés. Une telle caractéristique exclut d’emblée (et c’est peut-être ce qui fait la subtile complexité, rarement démêlée par les intéressés, des stratégies avant-gardistes) deux catégories, socialement opposées: le «bourgeois» d’une part (philistin, épicier, béotien...), et le «peuple» d’autre part, même si certaines formes périodiquement «progressistes» de l’avant-garde tentent de l’y intéresser en jouant soit sur les thèmes (réalistes ou «politisés»), soit sur les formes d’intervention («art dans la rue»). Ainsi, selon le destinataire visé – mais la plupart du temps introuvable, puisque les premiers et principaux intéressés à la contestation des valeurs établies sont les professionnels de la production et de la promotion de ces valeurs –, le travail d’avant-garde sera plutôt d’ordre politique ou social (par exemple, des sujets dit «populaires»), d’ordre éthique (des thèmes sexuels), ou encore d’ordre esthétique (le bouleversement des règles de la figuration ou la remise en question de la tradition du tableau de chevalet). Face à cela, les réactions à l’avant-garde varient devant ce qui peut être vécu comme une véritable agression: entre l’acceptation soumise (effet de ce qu’on appelle aussi l’imposition de légitimité) et le refus massif, s’expriment toutes les modalités de l’incertitude ou du désarroi face à la perte des repères habituels: par exemple, l’hypothèse de la provocation, ou encore du canular, associée à l’idée de manipulation; ou bien, fréquemment, l’accusation de snobisme dirigée contre ceux qui approuvent (le snobisme en l’occurrence étant un peu la distinction des autres). Plus fondamentalement, on peut dire que tout mouvement d’avant-garde s’expose au double écueil de la méconnaissance: celle du «pas encore» (légitime, reconnu) et celle du «même plus» (novateur, provocant).Enfin, ces deux caractéristiques structurelles – d’être contrainte au renouvellement, et d’être sinon destinée, du moins recevable avant tout par les pairs – exposent l’avant-garde à une troisième caractéristique, qui est d’être intrinsèquement liée au petit nombre, à l’élite, par opposition à la masse ou à la foule des profanes. L’élite avant-gardiste (même tempérée, on l’a dit, par une visée sociopolitique, qui n’a d’ailleurs pu trouver une relative légitimité qu’à certaines périodes, très circonscrites, dont la dernière en date se situe en France dans les années soixante-dix) peut prendre différentes formes: sociale, avec l’exclusion des catégories peu acculturées à l’art; temporelle, avec l’égarement des profanes ou des moins informés parmi les consommateurs, qui ne découvriront tel mouvement d’avant-garde que lorsqu’il sera devenu accepté, répandu et, par conséquent, dévalué aux yeux des initiés; et géographique, avec la relégation de la périphérie par rapport au centre, de la province par rapport à Paris.La contrainte d’antérioritéLa notion d’avant-garde a ainsi le mérite de mettre en évidence une des spécificités du champ culturel, à savoir son irréductibilité à la logique traditionnellement binaire de la division politique du monde (bourgeoisie/peuple, droite/gauche); cette irréductibilité étant d’autant plus marquée qu’il est lui-même plus autonome, c’est-à-dire orienté, comme l’est l’avant-garde, vers la création plus que vers la diffusion, vers les valeurs liées à l’antériorité (elle-même garante de «postérité») plutôt qu’à la reproduction des héritages.On relèvera enfin deux erreurs fréquentes dès lors qu’il est question d’avant-garde: d’une part, son assimilation à la «modernité», avec laquelle pourtant elle ne se confond pas (l’avant-garde n’étant, selon la formule de Jean Clair, qu’une «idée clivée de la modernité»); et, d’autre part, son opposition de principe à l’académisme, dont elle serait pour ainsi dire l’antidote – alors que l’imposition de l’avant-garde comme valeur en soi, l’exigence d’innovation en tant qu’innovation peuvent fort bien constituer une doxa , un consensus implicite, un critère incontournable d’évaluation et de valorisation: autrement dit une forme, perverse mais d’autant plus efficace parce qu’elle en paraît plus éloignée, d’académisme. Ce qui nous donne l’occasion de finir sur un paradoxe avec cette boutade, d’esprit typiquement «béotien», attribuée à Louis Jouvet: «Dans le métier du spectacle, tout évolue, tout bouge. Il n’y a qu’une chose qui ne change jamais: c’est l’avant-garde.»
Encyclopédie Universelle. 2012.